Estelle Brousse, article paru dans Le Point Contemporain.
Géraldine Tobe et une figure emblématique de la nouvelle peinture Kinoise. A 27 ans, elle faisait sensation à la biennale de Dakar. Elle a aussi exposé à Leipzig, Bruxelles, Paris et au Luxembourg.
PAR ESTELLE BROUSSE
Considérée comme un enfant-sorcier par les pasteurs évangélistes qui prétendent prodiguer de l’aide aux familles pauvres en exorcisant ces enfants boucs émissaires, Géraldine Tobe tire de cette expérience traumatisante – faite de feu et de fumée – sa puissance narrative.
Désormais, elle utilise le feu comme catharsis. Il est devenu son pinceau, la fumée est devenue sa couleur.
Par un procédé de peinture à la flamme issue d’une lampe rustique, elle dessine d’étranges silhouettes dont les formes désarticulées trahissent ses traumatismes personnels et ceux de tout un peuple qui, entre instabilité politique et extrême pauvreté, peine encore à trouver un équilibre. Consciente d’être « un idiome entre monde immatériel et monde physique », elle est aussi un intercesseur entre ombres et lumières.
Très active sur la scène kinoise, Géraldine Tobe apparaît dans le très beau documentaire « Système K », réalisé par Renaud Barret en 2019. On la découvre participant à des performances dans les rues, au contact de la population de Kinshasa. Cette « artiviste » bouscule et réveille les consciences dans le chaos de Kinshasa.
LE FEU COMME PINCEAU, LA FUMÉE COMME COULEUR
DISCUSSION ENTRE GÉRALDINE TOBE ET ESTELLE BROUSSE (FÉVRIER 2020)
La pratique artistique, ce n’était pas particulièrement son ‘truc’ à elle. Lorsque Géraldine Tobe l’a rencontré pour la première fois, encore enfant, l’art naissait au bout des doigts de son frère aîné. Ce dernier lui a transmis le don avant de le perdre. Aujourd’hui atteint d’une maladie mentale, il est incapable de continuer sa pratique. La créatrice fait jaillir des merveilles à la mémoire de son frère. Une forme d’art-thérapie, un travail autobiographique dédié à autrui, qui soigne et libère.
Le feu comme pinceau
Lassée par la technique picturale qu’elle juge trop classique, en 2014, la plasticienne met feu à toute sa production. Absorbée par le grand brasier, elle a une révélation. Si ses œuvres sont bien en train de disparaitre sous les flammes, elles écrivent déjà la suite de leur histoire en faisant naître chez Géraldine la passion pour son nouveau medium : le feu. Alors maîtresse d’un élément puissant, elle fait danser sur ses toiles le manche d’une lampe à huile. ”Je travaille avec le feu comme pinceau et la fumée comme couleur” déclare-t-elle.
La lumière de cette lampe éclaire ses inquiétudes et lamentations. Elle vient noircir la toile et peut ainsi dessiner dans l’obscurité de ces formes. Pour déplacer sa lampe à huile, elle se situe toujours sous la toile, sous l’œuvre qui est suspendue à plat et flotte dans les airs.
La relation que Géraldine Tobe entretient avec le feu est d’autant plus forte que l’élément a marqué sa chair. Depuis un grave accident en 2015, elle l’a dans la peau. Restée en convalescence durant plusieurs mois, elle a su, comme elle le dit elle-même, « transcender cette expérience traumatique ». Outre sa communion avec l’un des quatre éléments, Géraldine Tobe façonne ses œuvres en compagnie de forces, « à l’écoute de personnes qu’on ne voit pas ». Pour elle, l’artiste est « un idiome entre monde immatériel et monde physique ». Douée de pouvoirs créateurs, elle est, dès lors, un intercesseur entre ombres et lumières.
Force, énergie, mystère
« Force, énergie, mystère « , voilà comment Géraldine Tobe définit la féminité. Ces mots auraient tout aussi bien pu qualifier ses créations. La femme, toutes les femmes, leur corporalité et plus largement l’intimité sont explorées dans son travail.
Mais alors, qu’en est-t-il de la présence des femmes artistes au Congo ? Les femmes sont assez nombreuses aux Beaux-Arts de Kinshasa, toutefois, sur le marché du travail, elles représentent moins de 1% selon la plasticienne. C’est pourquoi Géraldine Tobe parle de la nécessité d’avoir une ”mentalité de résistant” pour défendre sa pratique dans un pays où l’art est perçu comme un « métier d’hommes”.
Travail de mémoire
Depuis quelques années, les questions des mémoires ancestrales, de l’ethnographie et de la place de l’église dans l’histoire coloniale animent sa réflexion artistique. Lors d’un partenariat avec l’ambassade suédoise du Congo, elle travaille notamment sur la colonisation des missionnaires religieux suédois en mettant en lumière l’emprise qu’ils avaient sur la population. Ses toiles regorgent alors de petites bribes de phrases ‘Nkisi’, ‘religieuse’, ‘finis’, ‘montre nousë le savoir’, ‘montre nousë la connaissance’, ‘action’, ‘changement’. Si les missionnaires ont détruit une communauté en annihilant les valeurs spirituelles et religieuses qui lui appartenaient, il s’agit pour Géraldine de faire resurgir ces histoires oubliées à la surface.
Quant à sa résidence au sein de l’ancien Musée Royal d’Afrique Centrale à Tervuren en Belgique au printemps 2019, elle prenait place dans un lieu hautement symbolique de la colonisation belgo-congolaise. En se réappropriant l’histoire du Congo, elle a réveillé des œuvres qui dormaient dans les réserves. « Je fais du collage de masques en noir et blanc, justement pour faire la différence entre le respect que nous, les congolais, on accorde à nos objets et la manière dont les européens présentent ces objets dans des musées.
En Europe, les objets sont présentés comme esthétiques, or, dans ma communauté, ces objets n’étaient pas du tout des objets esthétiques mais des objets qui incarnaient des ancêtres, des pouvoirs. On n’arrivait même pas à fixer leurs yeux. » Dans le fond de ses toiles, les yeux sont bel et bien là. Ils fixent le spectateur, le mettent au défi.
« Dans l’histoire du Congo, l’histoire ancestrale, tous les gens qui ont écrit sur l’histoire ont parlé de masques, mais ils n’ont pas souligné les personnes qui portaient les tenues de rituel, des personnes qui portaient ces masques-là ». Pour Géraldine, c’est aux congolais de parler de ces porteurs de tenues rituelles. « Ce sont des personnes invisibles que les gens ne voient pas, et, comme j’aime bien faire des choses invisibles que les gens ne voient pas, je représente ces personnes. »
Géraldine Tobe joue avec l’ombre et la lumière, le visible et l’invisible. A l’image du légendaire Phoenix, les cendres ont donné la vie à son art. Elle a su dompter le feu pour donner à voir des œuvres chargées d’une puissance de la nature.
BIOGRAPHIE – GÉRALDINE TOBE MUTAMANDE
Née en 1992 à Kinshasa (République Démocratique du Congo) où elle vit et travaille.
Actualités :
LYON ART PAPER 07 > 11 oct. 2020
LE 1111 présente Géraldine Tobe sur le salon LYON ART PAPER
Palais de Bondy – 18/20 quai de Bondy 69005 Lyon
Ba Nkishi Un film de Géraldine Tobe réalisé par Jeanpy Kapongo, 2019.
LE 1111. GALERIE CELINE MOINE ET LAURENT GIROS