Celine Muzelle : Renaissance, dans l’atelier de MARIE-JULIE MICHEL

Renaissance

L’œuvre de Marie-Julie Michel


Une longue chevelure vénitienne, la peau diaphane, allaitant son enfant entre deux échanges, Marie-Julie Michel paraît issue d’un tableau Renaissance.

Il y a dix ans, l’art est entré dans sa vie comme une impérieuse évidence. À ce moment même, son organisme entrait en dysfonction. La maladie, dont elle ne connaissait pas encore le nom, gagnait du terrain. Marie-Julie, de plus en plus gracile, expectorait du sang. Elle apprit qu’un mystérieux champignon envahissait ses poumons et menaçait sa vie.

Visionner l’Aspergilus coloniser son appareil respiratoire fut une expérience traumatique. Lorsqu’elle entra sous un éprouvant traitement antifongique (le V-Fend), tracer un sillon, ponctuer le temps, laisser une trace devinrent indispensables.

Tout commença sous la forme d’un labyrinthe, obtenu par grattage d’une feuille noire, puis le dessin prit place, toute la place. Les volutes, les lignes, les cellules proliférèrent sur le papier à mesure que l’Aspergilus descellerait. Ils grignotèrent toutes les surfaces blanches du papier.


Des dizaines de supports se couvrirent d’hypnotiques paysages abstraits, d’étourdissants all-over dont l’artiste, étonnée de son nouveau statut, maîtrisait chaque trait, chaque courbe, pour tendre au plus parfait maillage. Apposer une signature sur le recto ou l’envers de ses précieuses compositions était impensable, l’artiste la considérant comme l’immonde intrusion de l’irrégulier dans la méticuleuse orchestration de ses « motifs ».

Modules d’une immense construction arachnéenne dont ils baptisent les étapes, ces motifs sont au nombre de 6. « Nuages cellulaires », « cils cellulaires », « spreads » ou « petits ponts », « synapses », « V-fend » et « hallu », tous réfèrent à l’inépuisable course fongique ou aux effets secondaires de l’arme chimique dont on usa pour l’éradiquer.

Marie-Julie passe de longues heures absorbée dans ses dessins, quitte, parfois, à épuiser sa main au point de ne pouvoir reprendre le rotring avant plusieurs semaines. Concentrée au perfectionnement de ses architectures, à la juxtaposition parfaite de ses signes graphiques, elle mène leur hypnotique ballet jusqu’à l’apparition d’un incroyable mouvement interne, d’une atmosphère lumineuse unique qui signe la fin du tableau. On croirait à une vue satellitaire de l’univers, tout autant qu’à une image au microscope des innombrables connexions et échanges dont grouille notre organisme. « Plus on considère l’Univers à grande échelle, écrit le planétologue Pierre Brisson, plus il ressemble à l’infiniment petit : du vide structuré très finement par la matière ».

Marie-julie Michel Carmin symptoms #1, 2020 Porcelaine froide, fer, cuivre, laine, soie et acrylique 12 x 12 x 8 cm
Carmin symptoms #1, 2020, Porcelaine froide, fer, cuivre, laine, soie et acrylique, 12 x 12 x 8 cm


C’est cette tension ontologique entre l’infiniment petit et l’infiniment grand que Marie-Julie Michel donne à voir, le paradoxe entre l’observable, l’objectivable et l’impalpable de la matière agissante, à son insu le cas échéant. Lui donner forme, c’est introduire une maîtrise, résister au chaos, répondre et cadrer l’invasion incontrôlable du vivant déviant.

Sortie peu à peu de la spirale infernale de l’Aspergillose, Marie-Julie reprend le cours normal de son existence, réensemence son organisme de bactéries bénéfiques, retrouve son énergie d’avant et donne naissance à une petite fille. Dans son œuvre continue de se dire l’expérience traumatique et pourtant fondatrice de sa créativité : la pathologie. Des sculptures de minuscules billes de porcelaine rouge, manipulées au scalpel et peintes à la pipette, prennent forme. Ces « protozoaires » une nouvelle fois figurent les effets du champignon malin. Apprenant la poursuite de ce thème dans son travail artistique, une psychologue incite Marie-Julie à se méfier de la « sublimation », comme s’il y avait danger à transformer encore le vécu intérieur en dehors du huis-clos auquel l’avait contrainte la maladie, à exorciser sous forme esthétique l’expérience du corps dysfonctionnant.

Marie-Julie Michel Synapses #1, 2015 Aiguille sur carte à gratter 31x 20 cm
Synapses #1, 2015, Aiguille sur carte à gratter, 31x 20 cm

L’œuvre de Marie-Julie Michel résonne avec l’approche de la maladie par la philosophe Claire Marin : « la maladie n’est, sur le plan biologique, ni une catastrophe, ni un accident, elle est l’une des manifestations de la vie […], à la fois processus de création et de destruction. » Lorsque l’artiste qui n’en n’avait pas encore le titre fut frappée par cette normale incongruité du quotidien, elle fut naturellement encline à suivre la voie du médecin dessinateur Ernst Haeckel, qui dessina des milliers de formes de la nature. D’une certaine manière, elle renoua avec son goût d’enfance pour la collection d’images et endossa le vêtement d’un méticuleux biologiste qui rassemblerait toutes formes possibles d’un même objet d’étude et en reproduirait fidèlement le trajet ou les impulsions électriques.

Expression d’une page biographique douloureuse, l’œuvre de Marie-Julie Michel est aussi une œuvre contemporaine particulièrement forte, qui questionne notre époque. Elle interroge d’une part la manière dont nous appréhendons l’intrusion d’une pandémie, qui ébranle l’idéal d’une santé à toute épreuve, mais aussi la vulnérabilité grandissante de nos organismes aux infections fongiques notamment du fait d’un usage massif de la chimie dans les sols et la médecine depuis des décennies. D’une expérience individuelle et de la découverte fortuite du monde mycellaire, potentiellement source de vie comme de destruction, Marie-Julie Michel témoigne sans doute malgré elle de la nécessité globale d’un changement de paradigme dont les champignons, tout aussi fascinants que terrifiants, sont de prégnants symboles.

Céline Muzelle

Septembre 2021