Article paru dans le journal L’Express, le 18/10/2012 par Jérôme Dupuis.
Et si la pierre mystérieuse de La Mélancolie était une météorite ? La célèbre gravure aurait enfin livré ses secrets grâce à l’opiniâtreté de Claude Makowski. Rencontre.
L’histoire de l’art a toujours raffolé de ces énigmes. Le sourire de La Joconde. Le Cri de Munch. Et cette Mélancolie, d’Albrecht Dürer (1471-1528), qualifiée ni plus ni moins par les Allemands de Bild der Bilder (l’image des images). Depuis que le burin du génie de Nuremberg a finement tracé cette figure ailée au regard triste, en 1514, plus de 200 études (parfois des ouvrages entiers !) ont tenté d’en percer le mystère. L’oeuvre figurait encore au coeur de la célèbre exposition Mélancolie, de Jean Clair, en 2005, au Grand Palais. Mais la gravure de Dürer gardait toujours sa part de secret. Depuis près de vingt ans, Claude Makowski, producteur de cinéma – il a travaillé avec Orson Welles, Joseph Losey et Nelly Kaplan -, est obsédé par cette énigme. Ses premiers travaux sur le peintre allemand ont été salués par Claude Lévi-Strauss et Raymond Klibansky, coauteur, avec l’immense Panofsky, du grand classique Saturne et la mélancolie (Gallimard). Enfin, après toutes ces années de recherches, Makowski jubile : « Je crois que j’ai trouvé la solution ! » Etrangement, c’est la chute d’un météore, voilà plus de cinq siècles, qui serait la clef de tout, comme il l’explique dans un ouvrage richement illustré, à la fois accessible et érudit, qui paraît aujourd’hui. Pour L’Express, il livre en avant-première le fruit de ses recherches.
La pierre de tonnerre. Au coeur de cette nouvelle interprétation se trouve l’immense bloc de pierre à gauche de l’image. Jusqu’à présent, il était considéré comme une allégorie de la sculpture, au même titre que, sur le sol, la scie, la règle ou le rabot sont censés symboliser le travail de l’artisan. Seule une main humaine avait pu tailler ce polyèdre en pierre, affirmait-on. « Et si, en fait, ce rocher était un météore ? » interroge Claude Makowski. Et, plus précisément, la première météorite connue au monde, tombée du ciel le 7 novembre 1492, près d’Ensisheim, à 20 kilomètres de Bâle. Or, Dürer, âgé de 20 ans, faisait alors son apprentissage dans la ville suisse. La chute de cette « pierre de tonnerre » de 150 kilos fut un événement si considérable dans la région et au-delà que le jeune artiste en fut forcément marqué. Des milliers de curieux vinrent contempler les débris. Dans ses Fragments du journal intime, l’artiste écrit d’ailleurs : « J’ai vu une comète dans le ciel. »
La chute du météore. Comme dans tout bon thriller pictural, il faut retourner un autre tableau pour trouver l’une des clefs de l’énigme. Deux ans après la chute de la pierre d’Ensisheim, en 1494, Dürer peint en effet un Saint Jérôme pénitent, que l’on peut admirer à la National Gallery de Londres. Or, au verso du tableau, il a esquissé la chute d’une météorite entrant dans l’atmosphère. Une représentation, observe Claude Makowski, qui rappelle étrangement le coin supérieur gauche de notre fameuse Mélancolie. Autrement dit, Dürer aurait figuré non pas une, mais deux fois le météore dans cette oeuvre, lors de sa chute, puis au sol.
Signe divin ? Le météore d’Ensisheim joua un rôle historique de premier plan : sa chute coïncida avec l’avènement de Maximilien Ier, grand-père de Charles Quint, futur protecteur de Dürer, et fut considérée comme un signe divin saluant son règne, lui enjoignant d’aller combattre les Français, les Turcs et de reconquérir la Terre sainte. Le 26 novembre 1492, le souverain se déplaça d’ailleurs en personne pour toucher le météore et ordonna qu’on le mette à l’abri (ce qu’il en reste est aujourd’hui exposé au musée d’Ensisheim). Autrement dit, la pierre de tonnerre serait annonciatrice d’un nouvel âge d’or pour l’Occident, comme l’écrivirent les chroniqueurs de l’époque. Aussi, si la pierre représentée dans la gravure de Dürer est bien le météore d’Ensisheim (la taille est sensiblement la même), le sens même de l’oeuvre s’en trouve bouleversé : le personnage mélancolique et frappé d’acédie, que le chien triste est prêt à guider sur le chemin de la mort et des ténèbres, regarderait ce rocher lumineux comme un signe annonciateur de temps heureux. Dürer, qui, en cette année 1514, venait d’être affecté par la mort de sa mère, au point de traverser une phase de dépression, y voyait peut-être lui aussi une raison d’espérer. Espoir, plutôt que désespoir, donc. Renversement total de perspective.
Conclusion. Alors, mélancolie ou nouvel âge d’or ? La « théorie du météore » est désormais lancée. Elle devrait atterrir avec fracas dans le monde des spécialistes de Dürer. Quitte à provoquer quelques secousses…
Jérôme Dupuis
L’Express, 18/10/2012