PORTRAIT MAGNÉTIQUE
PAR JOHN LIPPENS
Un cerf royal rend son âme aux puissances nocturnes. Sa langue épaissie, visitée par quelques mouches, en témoigne tristement. Son corps massif, abattu par un chasseur anonyme, ne résiste plus au poids de sa couronne boisée. Mais plus loin, à une dizaine de mètres de cette scène de crime animalier, s’élance un arbre aux cors veloutés. La ramure majestueuse renaît, la vie se poursuit, sous une autre forme. La force de cette présence taxidermisée nous fait croire à la réalité non seulement de l’agonie de la bête, mais surtout au rayonnement de la résurrection. Vie et mort et vie. Comme une version laïque, littéralement naturalisée, des espoirs pascaux.
Tout l’art de Ghyslain Bertholon explose dans cette installation sublime, comme on le disait au 19ème siècle pour qualifier les éléments déchaînés qui nous rappellent notre petitesse. Tant dans sa facture, forcément impeccable car tout objet sortant de son atelier doit être bien fini, que dans sa faculté à traduire en une image les conflits intérieurs de l’humain : lâcheté/courage, domination/soumission, vie/mort. Sans oublier la dimension maîtresse de cette installation : le temps. Temps rétréci d’une vie ou temps dilaté de la vie ? La mort rôde, en terrasse plus d’un, mais le vivant lui glisse entre les doigts. Cette coexistence peu pacifique traverse toute l’œuvre de Bertholon, comme dans ce cœur-fontaine de bronze bien nommé Fountain of Love : la pompe sacrée a beau être rigidifiée, il ne s’en écoule pas moins l’eau de l’amour. Côte à côte, l’arrêt et le flux.
L’accent peut se faire plus tragique, avec cette installation d’une pendule suisse (oh, la précision atomique !) assaillie par des rats blancs qui ne laissent du coucou dévoré que quelques plumes virevoltantes. Temps suspendu, il était de toute façon dysfonctionnel, avec ces contrepoids à la longueur infinie qui traînent par terre. L’atome ne tient pas ses promesses, les rats ont bien fait de bouffer le volatile obsessionnel. Et puis, ils se passeront de temps objectif, ils préfèrent aller baiser.
D’autres optent pour s’entretuer, comme nous le montre une des multiples déclinaisons de vanités que l’artiste affectionne particulièrement. Certaines sont sombres, d’autres se raccrochent au wagon de la renaissance, comme ces superbes crânes fractaux, faits de centaines de petits crânes, suggérant une floraison mortelle, mais grouillante de vie.
C’est le privilège de l’image de pouvoir accueillir sur un même plan des éléments contradictoires. Si ceux-ci concernent souvent des perceptions sensori-motrices, ici ils relaient un questionnement existentiel et environnemental. Arrêter, reprendre, continuer, disparaître, influencer, dominer, renaître, qui ? Pas forcément nous. D’autres l’ont (dé)fait avant nous : les dinos, qui ont dû s’accoupler avec des 2CV, ou des taupes géantes, bientôt prêtes à envahir le paysage stéphanois. La vengeance de la taupe.
Bon titre de film pour ce passionné de cinéma qu’est Ghyslain Bertholon, comme on peut le constater avec ses Synchromes: images mobiles qu’il cherche à capter sans les emprisonner dans une série exemplaire quant à ses préoccupations.
D’abord appliqué aux émissions tv, avant de s’exercer sur les films, le principe en est le suivant: enfermé dans l’atelier, Ghyslain se met au défi de dessiner les images qui défilent sur le mur, pour en laisser des traces qui vont peut-être permettre d’en reconstituer la trame. L’artiste évoque les dessins rupestres, éclairés à la torche, ceci me rappelant l’hypothèse d’Olivier Mottaz selon qui ceux-ci pourraient être une figuration des rêves des peintres préhistoriques. En l’occurrence, cette série est profondément onirique : il cherche à attraper les images projetées sur un écran mural, épinglant celle-ci plutôt qu’une autre. Ces images ne sont pas les siennes, elles le précèdent toujours ; il ne peut leur échapper, comme le rêveur pris dans une séquence d’images surgies d’on ne sait où et qu’il est condamné à suivre. Il peut au mieux les sélectionner, comme le rêveur sorti de son songe, dont il fera un récit forcément partial et parcellaire.
De quoi va-t-il se souvenir ? Et que va-t-il raconter ? Cette énergie à capter le fugace, l’évanescent, ce qui toujours nous échappe, mais qui une fois mis en forme, là en mots, ici en figures, pourrait nous faire saisir par quels mouvements, par quels désirs ou quels désespoirs il était mû.
Cette dimension onirique du travail de Bertholon se retrouve à d’autres niveaux : fréquence de la condensation, figuration de concepts, déplacement, non respect du principe de non-contradiction, incohérences spatio-temporelles… Ces opérateurs sont déterminants dans la fabrication des images des rêves, mais aussi de celle des images matérielles. La condensation par exemple participe à la survenue de figures hybrides, alors que le déplacement trompe l’ennemi (traditionnellement la censure) en mettant l’accent sur des détails. Les surréalistes, entre autres, ne s’en sont pas privés dans leurs collages, mais plus généralement dans leurs œuvres qu’ils voulaient proches des mouvements inconscients. Un travail du rêve au service de l’art, auquel il met gracieusement ses outils à disposition.
« De quoi rêves-tu ? » pourrait demander le génie de la lampe magique. Traduisez : « Dans quel monde veux-tu vivre ? » Il y aurait bien des choses à changer pour un esprit juste, mais Ghyslain Bertholon met l’accent sur les ravages de la violence et de la domination, non seulement entre humains, mais aussi vis-à-vis des autres espèces et de mère nature. L’appel à plus de partage et de solidarité se fait par exemple entendre dans sa série des diachromes où un ami artiste choisit l’image tv qui sera magnifiée en vitrail.
Quant à la soif de pouvoir, elle est raillée dans ces innombrables trochés (présentés de face) où des animaux shootés nous montrent leur cul, geste médiéval de mépris à l’encontre du chasseur honni.
Là aussi, l’espace du rêve est convoqué, leur hémi-corps étant passé de l’autre côté du miroir, mais l’atmosphère est joueuse, comme souvent chez l’artiste. Pensez à cette série « Que sommes-nous devenus ? » où il est demandé à des trentenaires d’enfiler leurs vieux habits de Batman : les jeux d’enfants, leurs rêves, ne sont jamais morts pour l’adulte, mais ils ont bien rétréci…
Plus de doute, en nous immergeant dans cette œuvre, nous nous offrons une cure de jouvence (tiens, c’est peut-être un des sens du temps qui s’y arrête à tout instant). Mâtinée d’utopie, elle nous fait faire un grand huit temporel, en avant , en arrière, « Back to the Future ».
Décidément encore quelque chose de typique de l’espace onirique : un chamboulement temporel qui autorise renversement, accélération ou sauts chronologiques. L’espace aussi s’affole : inversion des rapports d’échelle (rappelez-vous des taupes géantes ou pensez aux grasshopper-boys).
Ghyslain Bertholon est bien un artiste du rêve, un rêve suffisamment organisé pour nous faire croire que l’on peut encore éviter le cauchemar. Même si l’on sait que, comme dans tout rêve, on risque d’assister impuissant au déroulement de la catastrophe (écologique) à venir. Et un rêve fichtrement bien raconté : la symbolisation secondaire est une des forces de Ghyslain Bertholon : les images sont mises en histoires, prêtes à être contées collectivement. Contrairement à d’autres sculpteurs contemporains, où souvent le corps primitif se fait entendre prioritairement, il est affaire ici de figuration de mots et d’idées qui, à force de déplacement et de travestissement, se métamorphosent en images d’une grande force poétique.
Et voici les questions posées sur tableaux magnétiques :
Quelle est ta date de naissance aujourd’hui ?
Exposerais-tu avec Zhu Yu, l’artiste chinois qui a mangé un fœtus ?
L’animal empaillé, un copain de jeu ?
Ce qui arrête la décomposition tue la vie ?
Ton rêve le plus fou ?
Le Titanic coule, l’orchestre continue de jouer, quelle est la question ?
© John Lippens, 2019